Les cinq vies du square Viger
Le square Viger, peu fréquenté, souvent mal-aimé mais surtout méconnu, fait partie du projet d’aménagement des espaces publics qui entourent la station de métro Champ-de-Mars, dont le projet de place sur le futur recouvrement de l’autoroute Ville-Marie. Au moment où l’on se questionne sur l’avenir d’un des plus vieux squares de la ville, nous vous proposons d’explorer son passé, parce que la connaissance de son histoire et de ses transformations successives depuis 1818 peut nous éclairer.
En comprenant ce que cet espace et son voisinage ont déjà représenté dans l’histoire urbaine et sociale de Montréal et ce qu’ils sont aujourd’hui, cela nous permet d’intégrer l’esprit de ce lieu dans notre réflexion collective sur les usages et les aménagements futurs du square.
Qu’a représenté le square Viger pour l’aménagement urbain de Montréal, quel rôle a-t-il joué pour les Montréalais ?
Au début du 19e siècle, comme place de marché public (1818), il est un accélérateur d’urbanisation pour les grands propriétaires fonciers du faubourg Saint-Louis lent à se développer ; on veut constituer à l’est de la ville le pendant du marché au foin de l’ouest (1813) qui deviendra plus tard le square Victoria.
À partir milieu du 19e siècle, comme jardin d’agrément (1860), il devient un des lieux de prestige mondain de la bourgeoisie francophone qui rêve d’un centre-ville canadien français dans l’est de Montréal, comme le square Victoria le devient à la même époque pour la bourgeoisie anglophone de l’ouest de la ville.
À partir de la fin du 19e siècle, avec l’établissement de la gare et de l’Hôtel Viger (1898) puis de l’École des HEC (1910), il fait partie du projet de centre économique de l’Est cher aux élites francophones. Il fait ainsi écho au square Dominion et à la gare Windsor à l’ouest de la ville, mais on ne voit pas se réaliser le développement souhaité. Progressivement, la population alentour s’appauvrit ; le square perd son prestige, mais demeure un lieu très fréquenté.
Dans les années 1970 et 1980, après avoir été démantelé par le creusement du métro et celui de l’autoroute est-ouest, le square fait l’objet d’un projet paysagé et d’art public innovateur qui tente de lui redonner une nouvelle identité. Mais le nouveau contexte urbain et social du square n’a pas permis au square Viger de jouer le rôle convivial et ludique qu’on lui destinait et l’a plongé dans le coma.
Aujourd’hui, avec le développement d’un important pôle de la santé autour du nouveau méga-hôpital du CHUM et avec l’effacement du fossé créé par l’autoroute entre le Vieux-Montréal et le reste de la ville, le square est un des secteurs important du projet de réaménagement des espaces publics à proximité de la station de métro Champ-de-Mars.
1. Un marché public pour stimuler le développement du faubourg
Le monument au patriote Chénier est installé depuis 1895 sur ce qu’il reste du premier espace public aménagé ici en 1818, à cheval sur la rue Saint-Denis, la place du marché Viger. C’est aujourd’hui un espace à l’abandon, avec une statue orpheline de son écrin résidentiel, au pied du nouveau Centre de recherche du CHUM.
C’est d’abord un terrain marécageux qui coupe en deux le faubourg Saint-Louis et freine son développement.
Le square Viger est né au début du 19e siècle de l’initiative de nouvelles familles bourgeoises canadiennes françaises, comme les Papineau ou Viger, désireuses d’orienter et d’accélérer l’urbanisation et la valorisation de leurs terres du faubourg Saint-Louis, aux portes de la vieille ville de Montréal.

L’opération commence par l’ouverture de la rue Saint-Denis en 1817 et le don d’un terrain à la Ville pour l’aménagement en 1818 d’un marché public au sud et de part et d’autre de la rue Saint-Denis, la place Viger. Ce premier marché agricole, aux bestiaux et au foin, de l’est francophone correspond à celui de la première place Victoria dans l’ouest anglophone. Ce premier aménagement a une fonction économique commerciale et comprend une pesée publique.
L’opération immobilière se poursuit un peu plus au nord avec le don à l’Église catholique en 1822, par les mêmes familles Papineau et Viger, d’un terrain pour construire la première cathédrale (1823 à 1852) et pour aménager un square, le square Saint-Jacques (place Pasteur actuelle), à l’angle des rues Saint-Denis et Sainte-Catherine. Ce centre religieux attire d’autres institutions sociales et éducatives catholiques.

2. Un « jardin de Plaisirs » pour un nouveau quartier bourgeois.
Le square Viger avec ses jardins, ses fontaines, ses serres, son kiosque à musique, ses illuminations et ses activités festives programmées devient dans la 2e partie du 19e siècle un des principaux centres de la vie mondaine montréalaise. Quelques édifices sur l’avenue Viger au nord du square, dont celui de l’Union française, témoignent du rang social élevé de leurs premiers résidents et du soin qui a été accordé à leur architecture bien en vue sur le square.

En effet, après le grand incendie de 1852, l’aménagement du secteur se complète en 1848 avec la transformation du marché Viger en square et son aménagement en « jardin de plaisir » en 1860, à la demande expresse de nouveaux donateurs dont la famille Lacroix. Le square Viger prendra sa taille actuelle en 1892 avec la disparition du marché aux bestiaux au bord de la rue Saint-André.

Au nord de Sherbrooke, le nouveau square Saint-Louis est créé en 1876 sur Saint-Denis et aménagé en 1880 ; il complète l’axe bourgeois de la rue Saint-Denis jusqu’aux limites d’alors de Montréal.
Ainsi, le long de Saint-Denis, trois squares chics, Viger au sud, Saint-Jacques au centre, et Saint-Louis au nord, structurent l’espace urbain d’une classe privilégiée qui y établit ses résidences et de grandes institutions, et qui rêve d’un centre-ville dans l’est de Montréal.

La notoriété et le prestige des lieux assurent une plus-value qui permet la construction de résidences plus luxueuses dédiées à la bourgeoisie. Le square Viger devient un véritable centre d’attraction qui contribue à l’essor du développement immobilier dans le secteur situé à l’est de Saint-Denis.

Quelques maisons bourgeoises témoignent de ce passé bourgeois et de l’évolution : 429 avenue Viger Est, 1867, maison Jacques-Félix-Sincennes, devient l’Union [nationale] française, à partir de 1908.
La maison d’à côté, 419-427 avenue Viger Est, construite vers 1875, avec sa tour d’angle de forme carrée, et ses fenêtres cintrées jumelées et surmontée d’une mansarde, a subi l’évolution de bien des anciennes résidences unifamiliales bourgeoises du secteur : d’abord transformées en maisons de rapport avec leur subdivision en appartements pour la petite bourgeoisie, elle sont devenue des maisons de chambre pour professionnels ou employés célibataires, puis plus récemment pour démunis.
3. Le coeur d’un nouveau centre économique pour l’Est francophone
Construit en 1898, au bord du square Viger, par le CPR, à la demande pressante de l’élite canadienne française et des dirigeants de la Ville, la gare-hôtel Viger et son architecture spectaculaire de château néo-renaissance française de l’architecte Bruce Price font écho à la gare Windsor (1889) au bord du square Dominion à l’ouest et son architecture néo-romane du même architecte (1876 et 1880). Elle remplace une première gare plus modeste construite en 1884, la gare Dalhousie.
Cette gare ferroviaire veut contribuer au projet de centre économique de l’Est cher aux élites francophones. Le quartier a déjà attiré une succursale de l’Université Laval (édifice principal construit en 1895), qui va devenir l’Université de Montréal, et lui donner le nom de « quartier latin ». D’autres institutions d’enseignement supérieur vont suivre, dont l’École des Hautes Études Commerciales qui s’établit directement sur le square Viger en 1910. De grands commerces canadiens français, comme le grand magasin à rayons Dupuis Frères, se développent un peu plus au nord sur la rue Sainte-Catherine.
Fin du 19e siècle
Début du 20e siècle
Années 1920-1930
Années 1940-1950
Début des années 1960
La fermeture du grand hôtel en 1935 puis de la gare en 1950 et le départ de l’université dans les années 1940, vont marquer le début du déclin du secteur, la migration de la population bourgeoise vers d’autres parties de la ville et la transformation de la vocation des édifices qui entourent le square.
Les grandes demeures sont transformées en maisons de rapport puis en maisons de chambre et le square, particulièrement dans les années 1930, va accueillir la population déshéritée qui fréquentent les refuges pour indigents à proximité, comme le refuge municipal Meurling sur la rue Saint-Louis construit en 1914.
4. Un projet paysager et d’art public
L’aménagement actuel du square a été conçu dans le cadre d’un projet paysagé et d’art public très innovateur au dessus du métro et de la dalle sous laquelle passe la nouvelle autoroute. La restauration ou la transformation, complète ou partielle, de ces œuvres qui ont mal vieillies sont des enjeux du réaménagement prévu dans les années qui viennent.

Dès le début du 20e siècle, plusieurs projets de réaménagement sont suggérés pour ce vaste espace ; on songe à y construire une bibliothèque municipale, un auditorium pour souligner le tricentenaire de fondation de la ville, ou encore, dans les années 1950, à y aménager un vaste terrain de stationnement.
Dans les années 1960 et 1970, la construction du métro et l’aménagement de l’autoroute Ville-Marie va avoir raison de l’aménagement centenaire du square Viger.



Pour réparer les dégâts et faire avaler la destruction du square à la population, le Ministère des Transport du Québec confie à LAVALIN le soin de recréer un nouvel espace public.
La conception du nouveau square est confiée à trois artistes sculpteurs en 1976, mais les travaux ne se réaliseront qu’en 1983-1984 sous la forme de trois parties indépendantes, posées sur la dalle qui recouvre l’autoroute Ville-Marie.

La commande de la firme d’ingénieurs-conseil LAVALIN, mandatée par le Ministère des Transports du Québec pour aménager cet espace public qui sera remis à la Ville de Montréal, définit trois sections indépendantes qu’on doit isoler du trafic intense des voies de desserte que sont devenues l’avenue Viger et la rue Saint-Antoine, et prévoit un lieu de rassemblement public où des évènements doivent être programmés par la Ville.
Le contexte urbain et social du nouveau square et le vieillissement prématuré des œuvres d’art et des équipements n’ont jamais vraiment permis au square Viger et à ses nouvelles composantes de jouer le rôle qu’on leur destinait :
- un lieu de rassemblement, l’Agora – la section aménagée par Charles Daudelin ;
- un parc ornemental, la section de Claude Théberge ;
- une aire de jeux, la section de Peter Gnass.

Ceinturé par des voies rapides, le square Viger est refermé sur lui-même par un périmètre opaque ayant contribué à son occupation presque exclusive par une population de marginaux et de sans abri dont la présence éloignent souvent les autres usagers, résidents, employés du secteur ou visiteurs et touristes du Vieux-Montréal. Même le développement tout proche de l’UQÀM n’a pas réussi à sortir le square de sa torpeur.

5. Au coeur du nouveau quartier de la santé
Le clocher de l’ancienne église Holy Trinity de 1865 est en cours de reconstitution sur une des façades d’un des nouveaux édifices du CHUM, le méga-hôpital francophone, alors qu’à l’intérieur du pavillon on a intégré la façade d’une demeure de 1871. L’énorme masse sans élégance du CRCHUM domine le square.

L’établissement du CHUM, de son centre de recherche et probablement d’autres activités liées au domaine de la santé aux abords du square Viger va considérablement modifier la vocation du secteur et augmenter son achalandage. Le réaménagement du square Viger et du secteur Champs-de-Mars en général doit tenir compte de ce nouvel arrivant dans le paysage et la vie urbaine.
Le CHUM marque le retour en force du rôle d’important centre d’institutions de santé et de services sociaux avant la lettre que ce secteur de la ville a tenu, du milieu du 19e siècle à celui du 20e. Hospices, orphelinats, crèches, maternité, institut contre la tuberculose, refuges pour indigents forment alors un dense réseau que l’hôpital Saint-Luc vient compléter en 1902 avant de se construire un élégant édifice art déco en 1927. Il disparaîtera dans quelques années, lors de la dernière phase de construction du CHUM.
Dans le cadre du recouvrement de l’autoroute entre la rue Sanguinet et l’avenue Hôtel-de-Ville, la Ville de Montréal prévoit la création d’un nouvel espace public , parvis du CHUM et du Vieux-Montréal, autour de la station de métro et la requalification du Champ-de-Mars et du square Viger. La conservation et la mise en valeur des aménagements du square ou leur remplacement sont à l’ordre du jour du débat public et du projet de réaménagement du « Secteur Champ-de-Mars ».
Plusieurs propositions de restauration des aménagements d’origine de l’Agora et de réanimation de l’espace public ont été faites.

Sans attendre le projet d’aménagement de l’ensemble du secteur, ni même celui du square en entier, l’administration municipale a condamné l’aménagement de l’Agora de Charles Daudelin en juin 2015, considérant qu’il est impossible de le réhabiliter. La très pauvre proposition de la Ville de Montréal n’a soulevé que peu d’intérêt.
On fait porter à l’architecture de cette partie du square la responsabilité entière de son dysfonctionnement… Pourtant, on sait très bien que le square a été négligé, les bris jamais réparés et qu’il n’a jamais bénéficié d’une programmation d’activités qui faisait pourtant partie du projet initial.
Si le square a été déserté et est devenu un refuge pour une population fragile et en détresse, c’est surtout à cause du déclin économique et démographique du secteur, à cause des voies rapides que sont devenues Viger et St-Antoine, à cause de la présence inévitable dans le centre-ville d’une population laissée pour compte que nos services sociaux peinent à remettre sur pied et à loger décemment, faute de moyens suffisants. Qu’est-ce que la destruction de l’architecture de «l’Agora» de Daudelin va régler puisqu’on ne s’attaque pas aux autres facteurs déterminants de sa désuétude ?
Seul élément nouveau, l’installation du CHUM et de ses dizaines de milliers d’employés et de «visiteurs» va pouvoir donner une nouvelle chance au secteur de se réanimer, sans nécessairement avoir à faire table rase de son aménagement actuel, mais en l’ajustant, en réveillant les oeuvres dans le coma et en programmant des activités culturelles, festives et de marché public comme à l’origine.
Quant au projet présenté aujourd’hui par la Ville, on ne peux que rappeler le principe qu’on ne devrait jamais remplacer un aménagement par un autre qui ne soit pas d’une qualité supérieure…
Allez, au travail citoyennes, citoyens et aménagistes !